Euthanasie et démence: une problématique complexe

Euthanasie et démence: une problématique complexe

14 décembre 2022

Pour moi, l'autodétermination de la personne atteinte de troubles cognitifs est centrale. À mesure que le processus de démence progresse, l'entourage de la personne atteinte de troubles cognitifs est également impliqué dans la prise de décision, ce qui est un processus graduel. La question de la planification anticipée des soins est soulevée pour chaque personne avec troubles cognitifs que j’accompagne. Et pour les personnes qui veulent opter pour l'euthanasie, l'adieu arrive souvent trop tôt car la capacité d’exprimer sa volonté est une condition pour pouvoir bénéficier de l'euthanasie. La loi actuelle fait donc parfois obstacle au droit à l'autodétermination. Parce que la liberté de choix en fin de vie n'est plus possible lorsque la personne n’est plus capable d’exprimer sa volonté.

Gaston (un nom d’emprunt) avait 70 ans lorsqu'il est venu pour la première fois à la consultation mémoire. Gaston était physiquement en parfaite santé. Il se plaignait de problèmes croissants de mémoire récente et son épouse et ses enfants remarquaient également des oublis. Après un examen approfondi du diagnostic, une maladie d'Alzheimer au stade précoce a été diagnostiquée. Nous étions si tôt que le stade de la démence n'avait même pas encore été atteint.

Communiquer un diagnostic de maladie d'Alzheimer n’est jamais simple

C'est un moment extrêmement difficile, avant tout pour la personne souffrant d'oublis et son entourage, mais aussi pour le médecin. Et même si, après quelques consultations et examens, on se rend compte que ces oublis ne sont pas si anodins, le diagnostic formel d'Alzheimer reste très difficile à entendre. Un homme en bonne santé, récemment retraité, et sa famille voient leur espérance de vie se réduire. De nombreux rêves se modifient ou s’envolent. Invariablement, un véritable processus de deuil s'ensuit pour ces personnes. Heureusement, grâce à la clinique de la mémoire, nous pouvons les accompagner dans cette démarche, notamment par un soutien psychologique.

Avant d'entamer le processus de diagnostic, Gaston m'avait dit d'envisager l'euthanasie en cas de diagnostic de la maladie d'Alzheimer. Comme je m'y attendais, Gaston a répété cette demande après le processus de diagnostic. Je lui ai dit que j'avais entendu sa demande, et que nous allions certainement l'aborder ensemble - mais que je préférais procéder étape par étape. Gaston était soulagé d'apprendre que l'euthanasie était envisageable, et était d’accord que donner une place au diagnostic était la première tâche, pour lui et son entourage.

La ‘souffrance psychologique insupportable’ est subjective

Dans l'une des conversations suivantes, Gaston demande si l'euthanasie est possible en cas de diagnostic de la maladie d'Alzheimer. La réponse ? Oui, mais... Plusieurs conditions doivent être remplies lors d'une demande d'euthanasie. Il faut être atteint d'une maladie incurable. Cette affection doit entraîner une souffrance physique ou psychologique insupportable. La personne qui reçoit l'euthanasie doit avoir la capacité d’exprimer sa volonté, tant au moment de la demande qu'au moment où l'euthanasie est pratiquée. En bref : dans le cas de la démence, plusieurs points sont sensibles. Tout le monde s'accorde à dire que la démence est une maladie incurable. Le fait que le patient souffre de manière insupportable (psychologiquement) est quant à lui une question subjective. Cela dépend de la perception de la personne atteinte de la maladie d'Alzheimer et des alternatives pour réduire la souffrance. Gaston a été clair : « Le moment venu, je veux l'euthanasie. » Il ne voulait pas se dégrader. Pour devenir l'ombre de lui-même. « J'aime l'art », a déclaré Gaston, « mais ne me laissez pas bricoler à la maison de retraite sous prétexte que c'est de l'art ». Cette seule pensée le faisait déjà souffrir psychologiquement. J'ai écouté ses arguments. Il était clair qu'il y avait réfléchi longuement et sérieusement. « S'il vous plaît, ne me faites pas glisser dans une personne que je ne suis pas et que je ne veux jamais devenir », m'a demandé Gaston avec beaucoup d'insistance. Il m'a regardé de façon très vive. J'ai eu une boule dans la gorge, et j'ai hoché la tête. Nous avons convenu que je suivrais de près sa volonté. Cela l'a rassuré. Il s'est senti libéré d'une certaine manière, car il a vu une issue à cette situation autrement désespérée.

L’euthanasie avant que vous ne l’oubliez

Deux ans ont passé ... jusqu'à ce que je sente approcher le redoutable point de basculement de l'(in)capacité à exprimer sa volonté. Mais j'ai aussi observé que la souffrance psychologique diminuait au fur et à mesure que la maladie progressait et que l’impact de la maladie sur lui diminuait. J'avais déjà vécu cette expérience auparavant, mais cela constituait en même temps une menace pour la demande d'euthanasie de Gaston. Et je me souvenais d'une des conversations précédentes au cours de laquelle il avait clairement demandé de veiller à ce qu'il ne glisse pas vers un stade où l'euthanasie ne serait plus possible. Il était difficile d'évaluer si Gaston répondrait encore aux exigences légales dans un an. Serait-il encore capable d’exprimer sa volonté à ce moment-là ? Y aurait-il encore une souffrance psychologique insupportable à ce moment-là, ou serait-il déjà devenu la personne qu'il ne voulait jamais devenir ?

Lors d'une consultation ultérieure, j'ai reparlé à Gaston de sa question sur l'euthanasie. Je lui ai rappelé sa demande de lui faire remarquer l'approche du point de basculement pour obtenir l'euthanasie. Et que ce moment approchait maintenant à grands pas. Gaston a dégluti. Sa femme a versé une larme. Il a pris sa main. Cette scène m'a ému, bien sûr. Gaston m'a dit qu'il se sentait encore trop bien pour dire adieu à la vie. Trop bien. Certes, il était un peu confus par moments – oui c’est vrai - mais toujours aussi vif. Et toujours en bonne santé. Capable d’exprimer sa volonté, en d'autres termes, juste ce qu'il faut pour demander l'euthanasie en raison d’une souffrance psychologique insupportable. 

“Dès que Gaston ne sera plus capable d’exprimer sa volonté, l’euthanasie ne sera plus une option. Même s’il y a une déclaration d’euthanasie anticipée. ”

En effet, Gaston demandait à être euthanasié le moment venu. Il voulait dire par là un stade plus avancé de démence. Mais pas maintenant. Alors qu'il reconnaissait encore sa femme et ses enfants. Alors qu'il avait encore des moments de lucidité. Alors qu’il appréciait toujours les dimanches après-midi avec ses enfants et petits-enfants. Que ses petits-enfants l'adoraient.  L'impact de sa demande se faisait sentir. Peut-être que quelques autres belles années l'attendaient encore. Mais peut-être était-il en train de devenir cette personne qu'il n'était pas et qu’il ne voulait jamais devenir. Dès que Gaston sera déclaré incapable d’exprimer sa volonté, l'euthanasie ne sera plus une option. Pas même s’il y a une déclaration d’euthanasie anticipée. A moins qu’il ne se trouve dans un coma irréversible. En bref, sur la base de la loi actuelle, Gaston doit mourir ‘trop tôt’, pour ainsi dire.

Le droit à l’autodétermination prime toujours

« Je m'en tiens à ce que je pense », telle était sa décision. C'est déchirant. Tant pour lui que pour sa famille. Même s'ils ont soutenu sa décision, ils ont eu du mal à supporter cette accélération des choses. Soudain, Gaston a dû prendre une décision de vie ou de mort. Simplement par crainte de voir disparaître sa chance d'avoir une fin – selon lui - digne de ce nom. En tant que médecin, j'étais dos au mur à ce moment-là. Pour moi, le droit du patient à l'autodétermination est central. Gaston, à mon avis, a le droit de décider de son propre sort. Il avait encore envie de vivre quelques temps. J'aurais été heureux de le lui accorder, mais il n'aurait alors plus été éligible à l'euthanasie. Comme Gaston était déterminé à poursuivre la procédure, un avis a été demandé à deux médecins indépendants, ce qui doit être fait dans le cas d'une affection non terminale. Ceux-ci ont déclaré que la demande d'euthanasie de Gaston répondait aux critères légaux. Nous avons convenu d'une date pour l'euthanasie. Gaston voulait encore fêter son anniversaire, et dire au revoir à ses amis et à sa famille pendant les fêtes de fin d’année.

Le jour de l'euthanasie, Gaston m'a souri. Beaucoup de souffrances lui ont été épargnées. Lorsqu'on lui a demandé : « Voulez-vous toujours l'euthanasie ? », il n'a pu répondre qu'un oui catégorique. Il était quelque peu réconcilié avec cette réalité, même si je connaissais son opinion : cela arrive trop tôt. Il m'a remercié explicitement et m'a regardé droit dans les yeux en me donnant une poignée de main ferme. Peu de temps après, il sombrait doucement dans un profond sommeil, entouré de sa chère famille, pour ne plus jamais se réveiller.

 “Avec la loi actuelle sur l’euthanasie, les gens qui veulent opter pour l’euthanasie doivent souvent faire leurs adieux trop tôt."

La déclaration anticipée comme ‘feuille de route’ et la planification anticipée des soins comme processus dynamique

La planification anticipée des soins doit être présente à l'esprit de chacun, et il est préférable de la commencer tôt, par exemple après que le patient ait encaissé le diagnostic. Le simple fait de discuter de la planification anticipée des soins permet de lancer un processus de réflexion. La planification anticipée des soins est un processus dynamique qui intervient régulièrement dans la conversation en consultation. Une déclaration anticipée peut en faire partie. Je vois un rôle clé pour la déclaration anticipée d'euthanasie. Ce document peut devenir une feuille de route concrète. Une personne capable d’exprimer sa volonté peut indiquer clairement à l'avance quel stade de dégradation est indigne à ses yeux, quand elle veut que cela s'arrête. Bien entendu, elle ne doit pas et ne peut pas établir seule cette feuille de route. Il est préférable qu’elle soit assistée par des personnes de confiance de l’entourage, ainsi que par des professionnels comme, par exemple, le médecin généraliste et/ou le spécialiste traitant. Ils peuvent aider à exprimer les dernières volontés de cette personne en âme et conscience. Ils peuvent également reprendre les rênes ensemble si cela s'avère nécessaire.

Soyons clairs : je ne veux pas crier sur les toits ici pour promouvoir l'euthanasie. Je veux juste que chacun puisse avoir et garder le contrôle de sa propre vie. Si une personne atteinte de démence décide quand "trop" est trop, nous ne devrions pas avoir à la juger sur ce point. Cela devrait devenir un droit. 

 

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Pr Sebastiaan Engelborghs, MD, PhD Pr Sebastiaan Engelborghs, MD, PhD
Pr Sebastiaan Engelborghs, MD, PhD
Chef du service de Neurologie UZ Brussel, Co-directeur Brussels Integrated Center for Brain and Memory (Bru-BRAIN) UZ Brussel, Professeur ordinaire à la VUB et l’UAntwerpen, Co-directeur Center for Neurosciences (C4N) VUB
Sebastiaan Engelborghs est cofondateur de la clinique transdisciplinaire de la mémoire de l’UZ Brussel, le Brussels Integrated Centre for Brain and Memory (Bru-BRAIN). En tant que neurologue et spécialiste de la réadaptation neurologique, il possède une expérience interdisciplinaire en neurologie clinique et en neurosciences, notamment en neuro-imagerie, en neurochimie, en neuropathologie et en neurogénétique. Tant sur le plan clinique que sur le plan de la recherche scientifique, il est spécialisé dans les maladies cérébrales neurodégénératives conduisant à la démence. Il a acquis une grande expérience des études cliniques dans le domaine de la maladie d'Alzheimer au cours des vingt dernières années, à la fois comme chercheur principal et comme médecin coordinateur (inter)national.

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